Notre maison était comme une petite cabane fragile au pied d'un grand arbre.
Ces
cabanes aux toits chargés d'amiante, aux cloisons qui semblaient faites
de papier mâché, toutes éclairées d'un poêle à mazout odorant, il y en
avait une cinquantaine dans le quadrilatère à la sortie de notre village
sans charme sur la route de Bagnol-sur-Cèze. A Saint
Geniès-de-Comolas, dans le Gard Rhodanien, on appelle encore l'endroit
"La cité". Rien à voir avec les barres d'immeubles de Saint Denis ou des
Minguettes. Dans notre cité à nous il y a eu des ouvriers. Ceux qui
bâtirent la centrale nucléaire de Marcoule y furent logés. Puis les
préfabriqués ont été vendus, à la fin des années 60. et colonisés par
d'autres ouvriers et employés qui y trouvaient un point de chute naturel
ainsi que par la petite classe moyenne locale. Au final, une belle
mixité sociale symbole d'accès possible à la propriété pour tous. Mes
parents s'y installèrent. Mon père était surveillant d'externat, "Pion"
au lycée Frédéric Mistral d'Avignon. Ma mère, ouvrière à l'usine
Eminence puis "mère au foyer".
A la Cité, j'ai connu les moments heureux de l'enfance.
J'ai
grandi à l'ombre des lourdes branches d'un peuplier qui me paraissait
immense et protecteur. Il y avait une ferme à une centaine de mètres de
là et on entendait le matin le chant du coq. Je ne m'en approchais que
rarement à cause des chiens et de ma timidité maladive. A côté de la
maison un grand parking bitumé offrait une grande plaine de jeu
naturelle. Le Rhône était à un kilomètre environ. Mais nous ne nous
aventurions que rarement sur ses berges. Le fleuve gardait sa puissance
de mystère et ses flots tourmentés un peu effrayants. Dans ma cabane
surchauffé je jouais. Je lisais. Je rêvais. Comme un enfant sans souci.
Ma soeur vint quatre ans après ma naissance compléter les jeux et les
joies de la maisonnée. Ce jour-là j'avais sans doute sept ou huit ans à
peine. La curiosité d'un jeune garçon docile et rêveur. Et la
bibliothèque de mon père comme terrain de jeu pour l'imagination. La
lecture ne se résumait plus aux illustrés pour moi. Tintin, Astérix,
Lucky Luke, un trio incontournable pour ma génération. J'avais déjà
l'appétit pour d'autres nourritures livresques plus consistantes. Et la
bibliothèque paternelle en regorgeait. Des titres inquiétants et
attirants de Lovecraft ou d'Edgar Poe - mon père possédait une maitrise
de Lettres modernes et avait rendu un mémoire sur la littérature
fantastique. Des classiques hors de portée, Stendhal et Balzac, en
autre. Quelques ouvrages historiques sur le moyen âge ou la préhistoire
et des essais d'auteurs désireux de dessiner le monde de demain dans une
version chargée d'optimisme ou de périls.
J'avais
du temps pour fureter sur les cinq étagères en bois blanc chargées de
ces livres qui sentaient le vieux et les pages déjà jaunies.
C'était
les vacances scolaires. Je regardais les couvertures. Feuilletais
quelques pages avec détachement. Comme un lecteur savant et expérimenté
ainsi que j'avais vu faire mes parents. Je débutais parfois une lecture
de ces livres "pour grands" mais n'allais pas très loin. Ce jour là
j'étais retenu à l'intérieur de la maison par un de ces après-midi de
Mistral "qui emportait tout" selon l'expression de ma mère. Un de ces
jours où le vent vous coupe le souffle quand vous osez sortir pour
l'affronter, une de ces journées trop longue qui vous prive des plaisirs
du jeu entre enfants - notre cour jouxtait celle de deux voisines de
mon âge- et vous assigne au salon ou à la chambre. Devant la
bibliothèque en bois blanc j'allais rarement vers les deux étagères du
haut. Question de taille, moi le tout petit garçon. Et d'intérêt aussi :
les livres rangés là haut me semblaient plus austères et moins digestes
que les autres. Et pourtant, ce jour là, en escaladant l'accoudoir du
canapé de velours, en veillant bien à ce que ma mère ne me remarque pas,
elle qui était si maniaque du ménage, je tombais sur ce livre à la
couverture franchement laide - un marron inqualifiable - mais au titre
aux lettres d'or"l'abeille et l'architecte".
je découvris que Mitterrand était un livre.
Certes,
dans les mots de mon père ou de mon grand-père, notable respecté
puisque directeur de l'école publique et ancien maire, Mitterrand était
depuis longtemps un mot chargé d'émotion, d'espoir. Mais c'était aussi
un mot qui faisait débat quand nous franchissions le Rhône pour aller à
Chateauneuf-du-pape chez mon autre grand-père, le viticulteur un peu
rude, qui s'étranglait presque en le prononçant. Ce mot lâchait à sa
table promettait débat, tensions et même parfois repas gâché et retour
précipité chez nous à Saint-Geniès.
Mais
Mitterrand était donc aussi un livre. Un titre. Des mots auréolés du
mystère d'une formule magique. L'abeille, certes, je savais ce que
c'était pour me battre régulièrement avec ces abeilles gourmandes qui
venaient attaquer mes tartines de confiture à l'heure du gouter. Mais
l'architecte ?`
On
pouvait donc imaginer un architecte capable de commander aux abeilles ?
Un homme qui, tel un chef d'orchestre devant un orchestre symphonique,
obligerait des centaines d'ouvrières ailées à accomplir sa volonté ?
Construire des châteaux de miel ? Et pourquoi pas voyager dans les airs
soutenus par ces centaines de guerrières ailées capables d'affronter le
Mistral ?
Mon esprit déambulait sur les rives du rêve éveillé.
J'ouvris
le livre. Il était question de voyage, de ciel, de terre, d'hommes et
d'idées. De bruyère, d'argile, d'une France faite de villes, de
campagnes, d'arbres et de collines, de clochers, de vieilles pierres et
d'écrivains.
Un mot revenait parfois. Politique.
Et puis Parti socialiste. Deux Mots qui ne me quitteraient plus et me colleraient à la peau pour longtemps encore.
Mais
tout cela je l'ignorais ce jour là. J'avais sept ou huit ans sans
doute. Le vent soufflait si fort qu'il faisait claquer les volets. Je
refermais le livre. J'allais relire Tintin et les Sept boules de
Cristal. Le mystère de cet architecte de la politique m'avait donné soif
d'autres mystères, visiblement.
Mitterrand était un livre. Il s'incarnerait plus tard en un président et une grande joie.
Celle
du 10 Mai 1981. J'avais huit ans ce jour là. Je m'en rappelle comme si
c'était hier. Nous avons appris sa victoire à la radio. Alors que nous
étions au pied de la lourde grille coulissante du Lycée Simone Veil au
Puy-en-Velay où nous vivions dans les logements de fonction. Mon père a
sauté de joie en sautant de l'auto. Il a monté les marches quatre à
quatre. Quand nous l'avons retrouvé devant la télé il avait le visage
illuminé d'une joie que je lui ai rarement vu tant elle était spontanée
et durable. Mitterrand était devenu une joie prolongée.
Mitterrand
finirait par devenir une peine. Un disparu. Un homme figé dans
l'éternité, un président ayant fait l'histoire de ce pays pendant deux
septennats.
Mitterrand est aujourd'hui des livres. Qui lui rendent hommage ou critiquent son action.
Mais
en ce jour de célébration de sa disparition, Mitterrand est d'abord le
synonyme de souvenir. Et pour de nombreux socialistes, de recueillement
devant sa mémoire.